6 Wie ein Wie Qu’homme

 

Allez, Madame, vous êtes pas la première. Non. Buée sur les yeux. La lumière pique. L’aiguille ne rentre pas dans le bras. Ne rentre pas dans le bras. Ils essaient l’autre bras. L’aiguille ne rentre pas. Bon, alors dans la veine du cou. On a pas le choix. Calmez-vous, Madame, vous n’êtes plus dans l’ambulance.

Chaque parole un bruit de casserole. Non, je ne peux pas! S’il vous plaît, éteignez ces phares. Calmez-vous. Ici, on a tout ce qu’il faut. Vous savez, ça ira très bien. Vous verrez. Des lumières stridentes sifflent dans les oreilles. La vitesse, les ceintures, le sang me serrent. Le moteur gronde. L’air en rage s’écrase dans la cage thoracique. Ombres métalliques. Dans le virage, le déclic: Non! La sirène perce la masse qui s’élance contre les ceintures. Les ombres étouffent ce corps qui se tasse sur le brancard. Elle est folle ou bien? C’est quoi ces convulsions?

Concassée. Sur le lit. Aïe. Mais ils l’ont déjà fait tout-à-l’heure! L’échographie aussi. L’aiguille dans le doigt. Le gel sur le ventre. La peur dans le ventre. Oui,  depuis cet après-midi elle est rompue. Oui, c’est ce qu’on va voir. Le brassard au bras. Qu’ils me foutent la paix! Non, les coudes ne se plient pas. Mais oui, je veux.

Que veut dire vouloir? Tous ces gens. La pluie, par gouttes, dans les yeux. Pliez les genoux, Madame. L’ocytocine, oui, déjà à Morges. Comment elle s’appelle? C’est pas un nom de gars?

J’ai honte d’être un cylindre en fonte. Une masse concassée. Protéinurie massive. Forte diminution des plaquettes. Oui, déjà deux fois. Elle n’arrive pas à uriner. Le pouls tape dans les tempes. Bip après bip, j’entends ce qu’ils disent. Il faut mettre une sonde. C’est quoi, ce bruit? Diazoxide. Nitroprussiate de potassium. Labétol. Des bourdons dans les oreilles.

Vous devez accoucher, Arielle. Courage. Ça va aller. C’est pour vous, pour votre bébé. Il faut y aller maintenant! Je ne peux pas. Je vais crever. Pourquoi Jacques ne vient pas? J’ai mal. Oui, des contractions, elle en a. Arielle, vous sentez? Arielle?! Les yeux empochés dans des sachets pleins d’ampoules qui bip-bipent. Je ne vois plus rien. Un rouleau-compresseur sur les jambes. Sous le poids du cylindre, le ventre écrasé. Le coeur compressé. Allez, Arielle, poussez. Poussez!

Comment? Je l’ai déjà dit au médecin. Non. Je ne peux pas. Sulfate de magnésium. 4 grammes. Perfusion intraveineuse. Vingt minutes. Les cheveux de la lumière dans les yeux. Eclampsie. Les bip-bip piquent les bourdons. Le rouleau broye le crâne. Ah, Jacques est là. Courage. Vas-y. Mal. J’ai mal. Partout. Mal. C’est moi qui parle? Ou toi? Moi? Qui te demande que tu arrêtes de te taire. Mal où? C’est où? Où est où? La lumière coule dans mes yeux. Je vais vous faire une péridurale, Arielle. Ça va vous soulager. Ils s’affairent dans le dos. L’aiguille ne rentre pas.

Dans le dos. L’aiguille ne rentre pas. L’intraveineuse. Une voix venimeuse l’arrache. Comment ça se fait que tu mets ça?! Chaque mot une faux. Qu’ils me laissent. N’en peux plus. Souffre. M’essouffle. M’engouffre. Mal, mal, partout mal. Qui hurle? Jacques se penche. Chaque mot un saut. Elle a tellement mal. Oui, très mal. La péridurale va agir. Elle doit tout de même accoucher, vous comprenez? Le rouleau revient. Vacarme affreux.

Oui, les oedèmes. Non, tant que ça touche pas les poumons. Poussez, Arielle, poussez. Est-ce qu’ils m’entendent? Le rouleau sur les genoux. Sur les coudes. Arrêtez! Arrêtez! Ils désobéissent. Tous. Le pied. L’aiguille de la lampe. La main du gynécologue. Qu’ils me foutent la paix!

Combien? Tu plaisantes? Bon ben, il n’y a plus qu’à couper. Je l’ai pas demandé. C’est pour ça qu’ils la font. Faut pas la demander. Quand le tuyau perd du volume, mais pas du liquide, la pression augmente, vous comprenez? Faut pas que ça dure trop longtemps. A bout de souffle. Arielle? Ils vont le sortir. Sortir le tambours de la tête. Chaque mot un pot énorme. Je ne peux pas. Je ne peux pas. Le soulever.

C’est trop. Le pot déborde d’eau. Inondée. Allô? Vous avez fait quel numéro? C’est juste. Alors faites-le encore. Encore. En corps. Ah, par le front, les douleurs s’en vont. Plus mal. Blanc, tout blancs, leurs bonnets. Rouges, de sang, leurs mains dans leurs gants transparents. Beau vert, le drap dont mon corps est recouvert. Je ne vois que ma tête. Guirlandes de fête, mes intestins. Rouges sur le drap, déroulés, découverts. C’est tout vert, c’est ouvert, je m’en vais, je m’en vais, il n’y a rien ici qui me retient. Le ventre, les mains, les bonnets, cette salle, s’enroulent autour d’une petite balle. Elle s’éloigne, s’arrondit, c’est une boule de neige qui se rétrécit. Un petit point blanc. Dans un océan noir.

Dans un vaste couloir. Plus rien. Je n’arrive plus rien à voir. Je m’écoule dans le noir. De partout des voix. Elles bruissent. Elles gargouillent. Je sens mon silence. Sens que j’avance. Non, je ne veux pas! Je ne veux pas y aller. Je dis non. Je crie: Non! Mais j’avance. Ce n’est pas pas moi qui avance. Je ne marche pas. Ça marche avec moi. Je ne vole pas, je suis aspiré. Devant elles. Derrière elles. Je n’avance pas, mais ça avance toujours. Dans un vaste couloir. Juste au bout, tout loin tout au bout, un petit point blanc. Une lumière minuscule. Le tunnel coagule dans le noir. Toutes les voix s’épaississent. Réunies dans une caisse. Dans un coffre fort. Un trésor.

Toute pensée ici est parole qui s’affole. Elles susurrent, clapotent, gargouillent.  Sensé, insensé, sans sens. Les mots: des pots de fleurs pour vider l’océan. Dans ce noir où tout savoir balance, s’étale une évidence: c’est à moi d’y aller. L’ange m’attend. Mon ange. Je le vois. Il l’est. Depuis toujours. Il ne m’appelle pas Arielle, mais par mon nom. Je le reconnais. Je ne le suis pas, mais on y va. Il ne m’amène pas. Il n’y va pas. Je n’y vais pas. L’espace fait des pas.

(…)

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